Papa raconte les deux mineurs morts dans l’échelle, bras pendants, parce qu’ils n’avaient plus la force de redescendre après avoir respiré la poussière de minerai qui n’avait pas été soufflée dans les tunnels pendant la nuit comme elle aurait dû l’être. Il raconte aussi la fois où il a glissé dans une échelle, est tombé de plusieurs mètres et s’est retrouvé assis sur la plateforme, jambes ballant dans le vide. Comment, au tout début de son apprentissage, le mineur expérimenté qui l’avait emmené dans un tunnel pour la première fois, ne lui avait pas dit qu’autour d’eux, ce n’était que du vide. Il raconte et raconte ses quatre hivers dans la mine d’or de Malartic, pendant les années de la Deuxième Guerre Mondiale. Il avait une dispense de fils de cultivateur qui lui permettait de manoeuvrer une pelle mécanique sous terre pour évacuer le minerai au lieu d’aller se faire tuer en Europe.
Rrose est descendue chez lui pour lui donner un soin énergétique car papa faiblit à vue d’oeil depuis que son amie de coeur de quatre-vingt deux ans s’est fracturé la jambe en vacances à Cuba et a été ramenée en avion-ambulance une semaine plus tôt. Mais le vieil homme est ce soir en meilleure forme et a visiblement envie de parler. Elle lui montre sur sa tablette électronique les photos des parents de grand-papa qu’elle a scannées pour les envoyer à son frère le plus vieux qui a depuis quelques semaines un petit-fils à qui il voudra peut-être un jour transmettre les photos de ses aïeux. Papa reconnaît tout de suite son grand-père, celui qui était allé s’établir sur une terre marécageuse dans le bout de Tampa, en Floride, énumérant les sept fils qu’il avait eus avec cette belle grande femme blonde de la photo. Il bute sur le nom d’un des fils, mort de la grippe espagnole, cherche en vain dans sa mémoire. Rrose remonte chez elle chercher le carnet d’arbres généalogiques soigneusement rédigé par maman de sa belle main d’écriture, retrouve le nom en question. Papa se rappelle alors le nom de la femme avec laquelle il s’était marié et qu’il avait une fille. Oui, le nom de cette fille unique qu’elle n’avait sans doute jamais rencontrée se trouve bien dans le carnet de maman, un prénom exotique, comme il y en avait peu dans les années vingt.
Ils en sont à parcourir l’arbre généalogique de la famille de la mère de sa mère à lui et des enfants qu’elle a eus avec le grand-père qui travaillait dans les chantiers, un vieux bonhomme à moustache posant en habit trois pièces dans une chaise berçante sur sa galerie. Papa se rappelle d’un des oncles de sa mère, un entrepreneur qui avait un moulin à scie et de ses cousins germains dont l’un deux lui ressemblait de façon frappante. Tandis qu’il cherche en vain le nom de son sosie, papa s’avise tout à coup que Rrose a entre ses mains un instrument magique qui contient des tonnes de choses. Il demande si elle ne pourrait pas trouver le nom de ce cousin sur sa tablette électronique.
Elle tente le coup en googlant le nom du grand-père maternel de papa. Et, en une série de clics rapides, surgissent les noms des arrière-grands-parents maternels de papa, ceux de ses arrière-arrière-grands-parents qui se sont mariés à Saint-Jérôme en 1851. Fascinée par la profondeur de champ, Rrose clique et clique mais papa la ramène à l’objet de leur quête: il s’appelait comment ce cousin germain qui était son sosie? Elle remonte aux héritiers directs du grand-père paternel qui a eu un fils devenu un prospère entrepreneur et qui a engendré dix enfants. Papa se rappelle bien le nom de celui qui a repris l’entreprise familiale, deux des garçons sont morts en bas âge, l’un à un mois, l’autre à six ans. Le seul qui soit à peu près du même âge que lui est l’homonyme de son père entrepreneur, ce doit bien être le cousin germain en question. Papa demande s’il n’y a pas de photo de lui. Hélas non, pas sur ce site du moins. Tous les autres enfants sont des filles dont papa se rappelle que c’étaient de belles grande filles bien mises qui servaient les ouvriers du moulin à scie à la cantine.
Leur père ne les avait pas fait éduquer même s’il en aurait eu les moyens, de sorte qu’elles avaient toutes épousé des employés de leur père qui s’étaient ensuite établis sur des fermes de la région. À dix-sept ans, papa était allé travailler au moulin à scie de son oncle. Mais c’était un travail tellement harassant qu’il revenait chaque soir épuisé à la maison de ferme de ses parents dans le petit village du Lac-aux-Écorces qu’on désignait autrefois par le patronyme de son grand-père avant d’être rebaptisé du nom du Monseigneur quand les habitants avaient construit une église. Au bout de deux semaines, papa jeune homme avait décidé que ça valait la peine d’aller travailler dans les mines d’Abitibi où on risquait peut-être sa vie et sa santé, mais où on ne travaillait que six heures par jour parce qu’il fallait une bonne heure pour revêtir les ha
bits caoutchoutés, les bottes et tout l’attirait du mineur et descendre dans la mine dans l’élévateur. Et, à la fin de la journée, ça prenait une autre heure pour remonter de la mine, se délester des vêtements et des bottes, se doucher de toute cette poussière et revêtir ses habits. Il rentrait alors dans la maison où il pensionnait et où il s’était fait une blonde qu’il allait retrouver tous les hivers pendant quatre ans. Mais il n’avait pas voulu la marier parce qu’il n’aurait pas eu le choix: il lui aurait fallu travailler dans la mine toute sa vie. Et c’était connu: quinze ans de cette vie dans le trou de la mine, un homme était fini.
Papa n’avait qu’une neuvième année de l’École d’agriculture et, sans anglais, il ne pouvait travailler à la poste ou dans les magasins comme certains de ses amis qui avaient, eux, un diplôme de onzième année et parlaient assez l’anglais pour se débrouiller avec le public fortement cosmopolite de la petite ville minière où convergeaient Irlandais, Polonais, et autres Européens venus tenter leur chance dans les mines d’or du Nouveau Monde.
Après un moment de silence, papa s’illumine tout à coup: «Il paraît que de l’autre côté c’est tellement beau que le monde veulent pu revenir». Il se rappelle cette histoire rapportée par un camionneur de sa parenté qui était resté entre la vie et la mort pendant des heures à la suite d’un gros accident. Quand il s’était réveillé du coma, il avait déclaré que ce qu’il avait vu était tellement beau, qu’il n’aurait plus jamais peur de la mort. Et papa ajoute, rieur: «C’est mieux d’être beau parce que c’est long l’éternité…»Et il ajoute: «Et il paraît que, de toute façon, de l’autre côté, le temps n’existe pas.»
©La rose des temps 2012
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