
Dans le monde inversé de l’eau (4)
25 AvrEn marchant dans le parc
une dame m’est apparue
dans l’asphalte mouillé d’un sentier
juste avant qu’il ne bifurque
elle avait le coeur en nuages
égratigné de branches
dans un rêve cette nuit-là
j’ai reçu dans l’œil droit
une branche de cette flaque
et j’ai vu mon double et moi
des fées jumelles, libellules humaines
nous conversions gaiement
comme des écolières
Casse-Noisette
23 Déc
Pendant toute la première partie du ballet « Casse-Noisette », ma petite-nièce s’asseoit sur mes genoux pour mieux voir. Elle n’a pas encore cinq ans et elle a beau être grande, la jeune fille de la rangée d’en avant lui obstrue la vue, l’empêchant de se concentrer sur tout ce qui se passe sur la scène où les enfants ouvrent leurs cadeaux devant un immense sapin qui vient d’apparaître.
Son petit corps se crispe contre moi quand l’oncle Drosselmeyer surgit dans sa grande cape mauve, je ris de la voir se boucher les oreilles quand la musique de Tchaïkovsky se fait trop enlevante, je la sens frémir de joie quand de petites souris à peine plus âgées qu’elle bondissent dans le décor.
Un cri du coeur
2 FévLe vacarme me réveille au milieu de la nuit.
Debout dans la fenêtre du salon, j’observe le chassé-croisé des souffleuses, des chenillettes et des camions à neige qui se déroule dans la rue en contrebas, ébranlant toute la maison.
J’aimerais sortir sur le balcon pour voir la lune bleue, mais il fait froid et j’ai sommeil.
Le lendemain à la télé, j’entends la jeune infirmière aux cheveux roses qui va peut-être faire tomber le gouvernement.
Ça valait bien la lune bleue.
Chamane du Nord
13 DécDans cet éblouissant premier hiver
la grande neigeur de ta disparition
nous sommes en deuil national de toi
homme croa-croa
chamane du Nord
rendu à ton aurore boréale
à la lumière du Mystère
Le froid souffle sur le cimetière de clarté
de Sainte-Agathe-des-Monts
Manitou magnifique
tu ouvres full grand les bras
pour prendre sur ton coeur brûlé
toute l’âme d’ombre des moins de vingt ans
qui voudraient se coucher sur les tracks
offrir leur détresse au firmament
et s’abandonner au grand flash de la Mort
Poète de notre noirceur
tu veilles
au seuil du Cap Éternité
(1997)
Dans les mois suivant la disparition de Gaston Miron le 14 décembre 1996, j’ai écrit ce poème en hommage au poète. J’enseignais alors la communication dans un cégep de l’Ouest de Montréal où j’étudiais L’homme rapaillé: les poèmes, mais aussi les textes sur la langue. J’avais invité Gaston Miron à venir rencontrer mes étudiants à quelques reprises et ils l’adoraient.
Ils avaient moins de vingt ans et l’une d’entre elles avait évoqué dans un exposé oral le suicide d’une de ses amies morte d’horrible façon. La classe était en larmes et l’effet était tel que j’avais dû interrompre le cours pour éviter la contagion. C’était moins d’un an après le référendum de 1995. Quand une revue m’a demandé un hommage au poète disparu, je venais d’assister aux émouvantes funérailles nationales de Gaston Miron dans sa ville natale et j’ai tout de suite pensé à ces jeunes désespérés à qui il avait insufflé un tel espoir de retrouver l’avenir.
Le poème est ensuite paru dans mon recueil D’ambre et d’ombre publié aux Écrits des Forges en 2000 et réédité en poche en 2003. J’évoque aussi ces années d’enseignement de l’oeuvre de Gaston Miron dans mon roman Des petits fruits rouges paru en 2001 dans la collection « Hiéroglyphe » que je dirigeais chez XYZ éditeur et traduit en anglais par Leonard Sugden sous le titre Little Red Berries chez Ekstasis Editions en 2008.