L’exacte nuance du rose des Temps

28 Août

Epiphanie_de_cayo_largo

Dans le plancher marbré du petit aéroport de Cayo Largo, Lalila hallucine un être au crâne allongé d’un turban bulbeux. Bientôt, elle discerne les silhouettes de plusieurs dizaines d’êtres semblables.

 

Toute la journée, la frontière entre les mondes est fluide au point qu’elle glisse de l’un à l’autre avec une aisance qui l’effraie. L’excès d’alcool de la veille a lubrifié ses synapses.

 

Elle somnole une bonne partie de la matinée aux côtés de Trésor d’amour dans la chambre claire de leur bungalow, le rideau de tulle blanche voletant au vent dans la porte-fenêtre grand ouverte sur le remuement apaisant de la mer.

 

À l’orée de l’état de veille, les images hypnagogiques pullulent de crabes, de lézards et d’iguanes, au point qu’elle sourit dans son demi-sommeil en se disant qu’il y a encore beaucoup de vin blanc dans son sang et que ça ressemble sans doute un peu à du délirium tremens…

 

Lalila respire doucement, attentivement, entrouvrant parfois les yeux sur le rideau dansant, bercée par les vagues. Les images se stabilisent: elle voit très nettement, derrière ses paupières closes, un sable gris percé d’une pluie froide et des branches odorantes de cèdre, comme si elle était couchée par terre, dans une nature qui n’est pas celle de Cayo Largo dont le fin sable blanc n’a pas du tout cette texture. L’image persiste même quand elle raconte ce qu’elle voit à Trésor d’amour qui se réveille un peu et se tourne vers elle, murmure quelque chose d’incompréhensible et se rendort.

 

Lalila s’aperçoit qu’elle est dans la mémoire d’une femme d’un autre temps qui parlait avec les baleines de Tadoussac et entrait parfois dans des transes qui lui faisaient perdre conscience.

 

Les images se transforment: des poteaux totémiques, un oiseau dont les ailes ont une envergure extraordinaire s’envole d’un ciel bleu parsemé de nuages rebondis. Mais non, ce n’est pas du tout un oiseau: c’est un cheval ailé qui l’entraîne dans sa course folle à travers le cosmos. Lalila s’accroche à sa crinière et se laisse porter, ravie.

 

Soudain, un jaune pâle d’une grande intensité surgit dans sa vision intérieure, une sphère lumineuse, vivante et vibrante. Elle se tient au centre d’une vaste pièce peinte de la nuance exacte de ce jaune. Elle a elle-même fabriqué cette couleur avec du safran et du topaze réduit en poudre et le vieil artisan de Haute-Égypte dans la mémoire duquel elle se trouve contemple avec joie le résultat de son travail. Il lui reste maintenant à peindre les fresques qui s’animent déjà dans son esprit: dieux coiffés de la couronne blanche, déesses musiciennes, scènes de moisson, scarabées, lotus, oeil sacré du faucon.

 

Lalila sait fort bien que l’Égyptien voit lui aussi à travers le temps la femme d’une humanité précédente qui, elle, travaillait avec la lumière pure et se réjouit, elle aussi, de ce merveilleux jaune mêlé de blanc.

 

De nouvelles images surgissent. Des yeux, très réels. Des gens qu’elle voit de très très près, derrière la fine membrane de ses paupières pourtant closes. Des yeux fatigués, un peu tristes, parfois inquiets, bienveillants. Les yeux de maman peut-être, vers la fin de sa vie. Ceux de cet oncle décédé il y a quelques mois seulement, d’autres yeux dont elle se rappelle vaguement, les yeux du père de Trésor d’amour passé de vie à trépas depuis une dizaine d’années déjà, des yeux inconnus. 

 

Lalila est en contact avec le cercle de ses ancêtres. avec ce que sa grand-tante entrée chez les Clarisses à 19 ans où elle était morte de sa belle mort à 89 ans, appelait «la communion des Saints». Ils sont là, autour d’eux, esprits veillant avec amour sur leur transition vers un nouveau monde tandis qu’ils glissent dans des vagues de sommeil sur cette petite île sauvage baignée par la mer émeraude des Caraïbes. 

 

Le néo-cortex en pleine effervescence, Lalila comprend en un éclair qu’elle est en train de vivre une épiphanie: sa peur d’échouer dans ce qu’elle entreprend ne lui est pas qu’individuelle, comme dirait le poète au sujet de la difficulté québécoise avec la langue.

 

La vision se précise: un voile tissé de fils d’or très fins, léger comme le vent, flotte au-dessus de ses compatriotes, les morts aussi bien que les vivants, les rassemblant en un vaisseau d’or aérien voguant sur les mers inconnues du Temps. La trame comme la chaîne de cette voilure c’est la peur de l’échec, leur peur collective de l’échec. Cette peur même qui risque justement de les précipiter dans l’abîme du Rêve. 

 

Mais Lalila sait, comme l’Égyptien, comme cette femme d’une ancienne humanité disparue depuis des millénaires, qu’il suffit de souffler doucement sur cette voile d’or pour la disperser dans l’air comme un nuage qui s’effiloche dans un ciel d’été.

 

Ce soir-là, dans l’avion qui la ramène de Cuba à Montréal, des turbulences au-dessus du détroit de Floride l’arrachent à l’ouvrage d’un romancier français qui a donné à son dernier livre le nom d’un poète russe à la vie passionnante. Au début, Lalila persiste à vouloir s’immerger dans ce très beau roman au rythme ample et enveloppant, mais une peur de plus en plus nette la submerge. Déposant le livre sur le siège libre à côté d’elle, glissant sa main dans la main apaisante de Trésor d’amour, elle se dit que non, il n’est pas question que son ancienne phobie des avions, disparue par enchantement depuis plus de trois décennies, resurgisse aujourd’hui.

 

Elle ferme les yeux, respire, observe la sensation de crispation dans tout le corps, le flot d’adrénaline à chaque nouvelle poche d’air. Peu à peu, inspirant profondément, expirant lentement, Lalila retrouve son calme. 

 

Ça devient clair tout à coup: ces êtres vus dans les motifs du plancher de l’aéroport étaient des esprits de l’air, des djinns espiègles et joueurs qui brassent un peu l’appareil, le temps de lui faire comprendre que cette zone de turbulences, elle la traversera comme elle traversera le voile de sa peur plus profonde de mourir. Il lui suffit de s’abandonner à son souffle, de prendre à la légère cette peur atavique enchâssée dans une peur collective de l’échec. 

 

Ce roman, elle réussirait à l’écrire. Et ce roman traduirait avec grâce l’exacte nuance du rose des Temps. Elle l’entendait presque souffler dans son esprit tandis que l’appareil se posait avec délicatesse sur le tarmac de Dorval et qu’elle se joignait avec délice à la clameur des applaudissements des passagers, spécialité d’un peuple qui n’en revient jamais d’avoir survécu. 

 

 

@La rose des temps 2012

 

 

 

 

 

Une Réponse vers “L’exacte nuance du rose des Temps”

  1. Anonyme 29 août 2012 à 22 h 11 min #

    "un peuple qui n???en revient jamais d???avoir surv??cu" 🙂

    J’aime

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