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L’angoisse de séparation

17 Déc
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Photo de Sylvie Gadbois: son ombre dans le cratère du Haleakala, à Maui, Hawaii

 

La facilitatrice vient de donner la consigne: danser dans sa kinésphère en se déplaçant lentement dans l’espace, croiser des regards et vivre des rencontres fugaces. 

 

Rrose danse sur le mot «fugaces», ravie par la précision lexicale de la facilitatrice dont elle soutient le regard alors que celle-ci déploie lentement les bras, se transformant en une déesse égyptienne aux ailes irisées d’or et de lapis-lazuli.

 

Un instant plus tard, Rrose virevolte lentement dans la pénombre vers les murs en miroirs recouverts de coton blanc, saississant au passage le regard de l’étudiant qui vient de baisser l’éclairage après avoir fait un signe interrogatif à la facilitatrice qui a hoché la tête pour montrer son assentiment avant de se lancer dans sa démonstration. 

 

En Biodanza, on  ne parle pas quand on danse. 

 

Rrose se berce un moment dans les bras de l’étudiant, un grand jeune homme au regard tendre et rêveur derrière ses lunettes. Ils s’étreignent affectueusement et s’éloignent, reprenant leurs danses individuelles dans le local au plancher de bois franc sur lequel les pas des danseurs résonnent quand la musique s’arrête et qu’ils poursuivent leur marche un moment dans le silence, émus par l’égrégore d’amour et de joie qu’ils viennent de tisser entre eux dans l’espace. 

 

La nouvelle récemment arrivée dans le groupe tourne sur elle-même dans un mouvement gracieux qui fait sourire Rrose qui lui prend doucement la main pour entamer avec elle un pas de deux quand la jeune femme lui rend son sourire. 

 

Elles se connaissent à peine, mais elles savent l’une et l’autre danser sur les cinq rythmes de la chamane américaine qui vient de mourir à New York  et dont l’ombre et le nom, le coeur, l’akh, le et le ka semblent mystérieusement danser avec elles alors que son corps redevient poussière et cendres dans le cratère lunaire d’Haleakala au milieu du Pacifique où Rrose avait dansé ses trente ans tandis que la chamane battait le tambour pour saluer le soleil se levant sur la Lémurie.

 

Le regard de la nouvelle s’est assombri, elle retient ses larmes, se montre, dans toute sa vulnérabilité, sa fragilité d’être humain sans histoire parce que Rrose ne connaît pas son histoire et ne peut deviner le drame qui se joue entre leurs ombres dansantes, leurs êtres lumineux en transe, leurs coeurs réunis dans le coeur battant de la Dame au Grand Coeur universelle et cosmique dans les bras de laquelle Rrose avait été propulsée un jour où la chamane lui avait fait fumer un haschich particulièrement puissant, diamant vert ou ganga jamaïcaine elle ne sait plus très bien, c’était il y a si longtemps, l’été où elles avaient passé des heures dans le petit studio de danse entouré de miroirs de sa ferme de Red Bank, tandis que Rrose délirait et que la chamane tapait allègrement sur sa machine à écrire, ce qui allait devenir son livre Maps to Ecstasy qu’elle racontera à Rrose cet été-là, déambulant sur une petite route de campagne du New Jersey, entre deux baignades dans la piscine des sannyasins qui faisaient partie du Moving Center, troupe que la chamane avait créée, réunissant artistes et guérisseurs et que Rrose avait joint après l’atelier de danse d’Hawaii. 

 

Elle appuie son front sur le front préoccupé de la nouvelle, comme pour capter directement les pensées qui s’agitent dans son néo-cortex, embrasse ce front comme elle embrasserait celui d’un enfant qui ne veut pas dormir, lui ouvre les bras pour la serrer contre elle, dans un élan de tendresse qui fait perler des larmes au coin des yeux, se retrouvant magiquement dans les bras de
cette guru indienne qui étreint chaque année des milliers d’inconnus et qui avait murmuré à son oreille la syllabe sacrée «Ma ma ma ma» qui l’avait propulsée dans les bras de maman autrefois et dans les bras de la Dame au Grand Coeur du cosmos dont elle était revenue en une fraction de seconde quand le disciple lui avait glissé un bonbon dans la main pour signifier que le moment était venu de quitter l’étreinte de l’archétype de la mère universelle pour laisser sa place au suivant dans ce gymnase d’un lycée de la région parisienne où s’entassaient par jour de grande canicule, près de mille personnes qui s’abîmaient à tour de rôle en larmes dans les bras de cette Indienne battue sauvagement dans son enfance et qui avait choisi de transcender les murs de brouillard de son corps de souffrances pour offrir au monde entier l’amour qui lui avait tant manqué.

 

Sentant qu’elles ambitionnent sans doute un peu sur le pain béni de la consigne «rencontres fugaces» les deux femmes de la séance de Biodanza dénouent délicatement leur étreinte, s’éloignent peu à peu l’une de l’autre, maintenant le contact en se touchant par le bout des doigts.

 

Mais la tristesse insoutenable dans les yeux de la nouvelle creuse un puits dans le coeur de Rrose qui la reprend aussitôt dans ses bras, caresse ses cheveux, la berce d’elle ne sait quelle profonde angoisse de séparation.

 

Ce n’est que le lendemain qu’elle comprend ce qu’elle a vécu, tandis qu’elle embrasse le crâne fragile de papa qui se rendort, épuisé, après avoir fait bonne figure auprès de l’infirmière des soins de maintien à domicile pour laquelle il s’est rasé, habillé avec soin et qu’il a suffisamment impressionnée pour qu’elle constate que son coeur est encore bon, ses poumons fonctionnels, sa pression et son pouls tout à fait normaux.

 

Papa va mourir, peut-être pas tout de suite, mais il va mourir, comme nous tous. Elle sent la mort de papa et sa mort à elle, éventuelle, dans chacune de ses cellules et elle saisit que l’angoisse de séparation qu’elle a dansé la veille, c’est d’abord la sienne. 

©La rose des temps 2012 

 

 

 

 

Hyperréalité

25 Oct
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Sur une route des Laurentides, un jour d’été tellement froid que les vacanciers s’emmitouflent dans des polars et des anoraks. Un homme s’arrête à la station d’essence, descend de sa Corvette dont il laisse le moteur tourner un bon quinze minutes, pendant qu’il achète des billets de loto au dépanneur. Trois motocyclistes en combinaisons de cuir font une pause repas et continuent de dévorer leurs sandwichs tout en parlant vitesse, performance et radars. 

 

L’employée du dépanneur sort fumer une cigarette accompagnée par le conducteur de la Corvette: un malabar tatoué, moustachu, en bottes de cowboy. L’homme et la femme s’assoient pour fumer dans le nuage de monoxyde de carbone qu’émet le double tuyau d’échappement.

 

La forêt laurentienne décline toutes la gamme du vert de Sainte-Agathe-des-Monts à Saint-Sauveur. Mammifères géants tapis dans la forêt de conifères, les vieilles montagnes râpées du Nord du poète défilent sous un ciel gris troué d’un peu de bleu. Le bouclier précambrien tremble soudain quelques secondes dans un grondement qui fait dériver un peu les trois motocyclistes à cheval sur leurs engins lancés à vive allure sur  l’autoroute.

©La rose des temps 2012

 

Le Mur de la Lumi??re

10 Oct

Pyramids

La page est blanche. Une galaxie de possibilités s’ouvre à elle et Lalila ne sait par quelle nébuleuse passer pour trouver son chemin. De l’autre côté du Mur de la Lumière, l’espace serait irréversible. Elle décide de commencer là: elle a trois ans, elle est en train de jouer dans son carré de sable, avec sa jumelle et leurs trois petits chats, des gouttelettes de pluie tombent encore dans le vieux baril de bois, les raisins de la vigne luisent au soleil: c’est le paradis. Elle s’arrête.

 

Elle inspire profondément, prend un chaton contre son coeur et elle entre dans la Lumière. C’est une femme, déjà, et il y a cet homme qui regarde dans ses yeux. Des oiseaux pépient dans les arbres. Elle est revenue ici, chez elle, devant son ordinateur, maintenant. La rose des temps s’ouvre, architecture de fractales en mouvement. 

 

Sous ses pas d’enfant, jaillissent des lotus tandis qu’elle revient vers sa jumelle qui a enlevé ses bottines et s’est assise dans le sable en l’attendant. La petite se met à rire quand elle voit Lalila émerger du Mur de la Lumière, ses nattes blondes dénouées par les grands vents cosmiques. Elles entendent maman qui chante dans la cuisine d’été pour endormir le bébé: 

 

Petits enfants, prenez garde aux flots bleus /Qui font semblant de se plaire à vos jeux

 

Elles écoutent. La chanson leur fait un peu peur, mais elles aiment ça parce que c’est maman qui chante. Sa voix les enveloppe comme une couverte de laine douce.

 

Ça y est, elle a déboulé dans le présent, le ciel s’assombrit, il va peut-être pleuvoir, son logiciel lui propose de le suivre sur Twitter. C’est pratique un système de notes synchronisées qui lui permet de travailler aussi bien sur l’ordinateur que sur la tablette ou le téléphone intelligent quand elle est en déplacement, mais il lui faut composer avec ses intrusions surréalistes.

©La rose des temps 2012

L’exacte nuance du rose des Temps

28 Août

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Dans le plancher marbré du petit aéroport de Cayo Largo, Lalila hallucine un être au crâne allongé d’un turban bulbeux. Bientôt, elle discerne les silhouettes de plusieurs dizaines d’êtres semblables.

 

Toute la journée, la frontière entre les mondes est fluide au point qu’elle glisse de l’un à l’autre avec une aisance qui l’effraie. L’excès d’alcool de la veille a lubrifié ses synapses.

 

Elle somnole une bonne partie de la matinée aux côtés de Trésor d’amour dans la chambre claire de leur bungalow, le rideau de tulle blanche voletant au vent dans la porte-fenêtre grand ouverte sur le remuement apaisant de la mer.

 

À l’orée de l’état de veille, les images hypnagogiques pullulent de crabes, de lézards et d’iguanes, au point qu’elle sourit dans son demi-sommeil en se disant qu’il y a encore beaucoup de vin blanc dans son sang et que ça ressemble sans doute un peu à du délirium tremens…

 

Lalila respire doucement, attentivement, entrouvrant parfois les yeux sur le rideau dansant, bercée par les vagues. Les images se stabilisent: elle voit très nettement, derrière ses paupières closes, un sable gris percé d’une pluie froide et des branches odorantes de cèdre, comme si elle était couchée par terre, dans une nature qui n’est pas celle de Cayo Largo dont le fin sable blanc n’a pas du tout cette texture. L’image persiste même quand elle raconte ce qu’elle voit à Trésor d’amour qui se réveille un peu et se tourne vers elle, murmure quelque chose d’incompréhensible et se rendort.

 

Lalila s’aperçoit qu’elle est dans la mémoire d’une femme d’un autre temps qui parlait avec les baleines de Tadoussac et entrait parfois dans des transes qui lui faisaient perdre conscience.

 

Les images se transforment: des poteaux totémiques, un oiseau dont les ailes ont une envergure extraordinaire s’envole d’un ciel bleu parsemé de nuages rebondis. Mais non, ce n’est pas du tout un oiseau: c’est un cheval ailé qui l’entraîne dans sa course folle à travers le cosmos. Lalila s’accroche à sa crinière et se laisse porter, ravie.

 

Soudain, un jaune pâle d’une grande intensité surgit dans sa vision intérieure, une sphère lumineuse, vivante et vibrante. Elle se tient au centre d’une vaste pièce peinte de la nuance exacte de ce jaune. Elle a elle-même fabriqué cette couleur avec du safran et du topaze réduit en poudre et le vieil artisan de Haute-Égypte dans la mémoire duquel elle se trouve contemple avec joie le résultat de son travail. Il lui reste maintenant à peindre les fresques qui s’animent déjà dans son esprit: dieux coiffés de la couronne blanche, déesses musiciennes, scènes de moisson, scarabées, lotus, oeil sacré du faucon.

 

Lalila sait fort bien que l’Égyptien voit lui aussi à travers le temps la femme d’une humanité précédente qui, elle, travaillait avec la lumière pure et se réjouit, elle aussi, de ce merveilleux jaune mêlé de blanc.

 

De nouvelles images surgissent. Des yeux, très réels. Des gens qu’elle voit de très très près, derrière la fine membrane de ses paupières pourtant closes. Des yeux fatigués, un peu tristes, parfois inquiets, bienveillants. Les yeux de maman peut-être, vers la fin de sa vie. Ceux de cet oncle décédé il y a quelques mois seulement, d’autres yeux dont elle se rappelle vaguement, les yeux du père de Trésor d’amour passé de vie à trépas depuis une dizaine d’années déjà, des yeux inconnus. 

 

Lalila est en contact avec le cercle de ses ancêtres. avec ce que sa grand-tante entrée chez les Clarisses à 19 ans où elle était morte de sa belle mort à 89 ans, appelait «la communion des Saints». Ils sont là, autour d’eux, esprits veillant avec amour sur leur transition vers un nouveau monde tandis qu’ils glissent dans des vagues de sommeil sur cette petite île sauvage baignée par la mer émeraude des Caraïbes. 

 

Le néo-cortex en pleine effervescence, Lalila comprend en un éclair qu’elle est en train de vivre une épiphanie: sa peur d’échouer dans ce qu’elle entreprend ne lui est pas qu’individuelle, comme dirait le poète au sujet de la difficulté québécoise avec la langue.

 

La vision se précise: un voile tissé de fils d’or très fins, léger comme le vent, flotte au-dessus de ses compatriotes, les morts aussi bien que les vivants, les rassemblant en un vaisseau d’or aérien voguant sur les mers inconnues du Temps. La trame comme la chaîne de cette voilure c’est la peur de l’échec, leur peur collective de l’échec. Cette peur même qui risque justement de les précipiter dans l’abîme du Rêve. 

 

Mais Lalila sait, comme l’Égyptien, comme cette femme d’une ancienne humanité disparue depuis des millénaires, qu’il suffit de souffler doucement sur cette voile d’or pour la disperser dans l’air comme un nuage qui s’effiloche dans un ciel d’été.

 

Ce soir-là, dans l’avion qui la ramène de Cuba à Montréal, des turbulences au-dessus du détroit de Floride l’arrachent à l’ouvrage d’un romancier français qui a donné à son dernier livre le nom d’un poète russe à la vie passionnante. Au début, Lalila persiste à vouloir s’immerger dans ce très beau roman au rythme ample et enveloppant, mais une peur de plus en plus nette la submerge. Déposant le livre sur le siège libre à côté d’elle, glissant sa main dans la main apaisante de Trésor d’amour, elle se dit que non, il n’est pas question que son ancienne phobie des avions, disparue par enchantement depuis plus de trois décennies, resurgisse aujourd’hui.

 

Elle ferme les yeux, respire, observe la sensation de crispation dans tout le corps, le flot d’adrénaline à chaque nouvelle poche d’air. Peu à peu, inspirant profondément, expirant lentement, Lalila retrouve son calme. 

 

Ça devient clair tout à coup: ces êtres vus dans les motifs du plancher de l’aéroport étaient des esprits de l’air, des djinns espiègles et joueurs qui brassent un peu l’appareil, le temps de lui faire comprendre que cette zone de turbulences, elle la traversera comme elle traversera le voile de sa peur plus profonde de mourir. Il lui suffit de s’abandonner à son souffle, de prendre à la légère cette peur atavique enchâssée dans une peur collective de l’échec. 

 

Ce roman, elle réussirait à l’écrire. Et ce roman traduirait avec grâce l’exacte nuance du rose des Temps. Elle l’entendait presque souffler dans son esprit tandis que l’appareil se posait avec délicatesse sur le tarmac de Dorval et qu’elle se joignait avec délice à la clameur des applaudissements des passagers, spécialité d’un peuple qui n’en revient jamais d’avoir survécu. 

 

 

@La rose des temps 2012

 

 

 

 

 

La sir??ne aux yeux verts

21 Août

Chevrette_et_faons

 

Elle la connaissait depuis des années, la croisait souvent dans le village, toujours lumineuse, vêtue de turquoise, de bleu ou de vert, de longs vêtements flottant autour d’elle, gracieuse créature qui allait à pied, toujours en route vers le Lac Doré ou la Rivière du Nord, prête à plonger son corps dans l’eau fraîche approvisionnée par une source ou son regard bleu dans les méandres de la rivière hélas polluée, souple sirène étincelante. 

 

Au début, elle louait des canots: son chum avait une petite entreprise de location de vélos et de canots. Ensuite, elle avait travaillé au Marché d’été, à la boulangerie, toujours radieuse, souriante et pleine de joie de vivre. Elle donnait aussi des spectacles de danse orientale, mais ça se passait toujours au moment où Lalila était retournée en ville pour l’automne.

 

Un jour où elles assistaient toutes les deux à une conférence donnée par un guru indien particulièrement ennuyeux à l’auberge Prema Shanti, elles avaient bavardé longuement de leurs démarches respectives.  

 

Un été, elle avait raconté à Lalila que sa vie avait complètement changé, qu’elle avait découvert de nouvelles dimensions d’elle-même, un nouveau travail sur lequel elle était restée plutôt vague, qu’elle avait quitté son chum  et vivait maintenant dans une petite maison de cèdre au pied du mont Condor.

 

C’est son ostéopathe qui lui avait appris en quoi consistait le nouveau travail de la belle sirène: elle avait développé des dons médiumniques, suivi une formation en harmonisation des énergies auprès d’une femme très âgée et prodiguait maintenant des soins à une clientèle triée sur le volet. Elles avaient fait un échange de traitements et l’ostéopathe avait trouvé que la sirène était particulièrement douée.

 

Après l’avoir croisée à quelques reprises au cours de l’été, c’est vers la mi-août que Lalila se décide à prendre rendez-vous pour une harmonisation des chakras et un rebalancement énergétique.

 

On annonçait de la pluie ce jour-là, mais finalement le temps s’est mis au beau au moment où Lalila se met en route vers le mont Condor. La petite maison de la sirène est nichée tout en haut d’une rue qui se transforme en un chemin privé s’enfonçant dans la forêt.

 

La sirène l’accueille avec chaleur et l’invite à prendre place à une petite table ronde dans une pièce lambrissée de bois patiné et d’immenses miroirs, lui sert une tisane calmante à l’avoine et entreprend de lui raconter ce qu’elle a perçu à distance tout en lui posant de nombreuses questions pour confirmer ses intuitions.

 

Lalila se sent tout de suite en confiance et la conversation met bientôt à jour ce qui a besoin d’être recentré dans son énergie: un excès de yang vers l’avant la rend débordante d’enthousiasme, mais elle risque de s’épuiser si elle n’apprend pas à se reposer et à se réfugier dans le cocon yin du silence et de la réflexion. 

 

Ça lui paraît tellement juste qu’elle est ravie de s’asseoir sur une chaise au milieu de la pièce, ses pieds déposés sur un banc, tandis que la sirène trace des cercles élégants dans l’air autour d’elle, avec des micro mouvements des mains, rebalançant ses corps énergétiques. Au moment où elle passe derrière elle, Lalila sursaute de peur. La sirène revient aussitôt dans son champ de vision, redessine les contours de sa bulle en lui expliquant qu’elle s’apprête à reculer son énergie vers l’arrière pour qu’elle se trouve bien au centre. La sentant rassurée, elle s’aventure de nouveau derrière Lalila qui sent cette fois une sorte de ballon bleu se déployer dans son dos. Elle comprend tout à coup la douleur au dos qui l’a taraudée la veille alors qu’elle nageait dans la piscine: le traitement était déjà commencé, comme ça arrive souvent dans les soins énergétiques.

 

La sirène l’invite ensuite à s’étendre sur une table de massage. Elle la recouvre d’un léger drap de flanelle blanche et entreprend de réénergiser et de balancer ses centres d’énergie. Lalila s’enfonce dans un bien-être physique parcouru d’images fluides, géométriques et sent des gouttes de couleur s’échapper des mains dansantes qui tracent des trajets cabalistiques au-dessus d’e
lle tandis qu’elle somnole, les paupières à moitié closes.

 

En redescendant de la montagne, sur le chemin qui mène au lac, dans la lumière dorée du soleil couchant, Lalila s’arrête tout à coup, interdite. Sur le bord du fossé menant à un ruisseau, un chevreuil et ses deux faons se tiennent à l’attention, curieux. Lalila s’avance doucement vers eux, émue de tant de grâce et de douceur. Ils se laissent approcher puis, à l’arrivée d’une voiture, s’enfuient d’un bond dans la forêt enchantée. C’est seulement à ce moment-là, qu’elle se rappelle le regard de la sirène au moment où elles se sont dit au revoir: ses yeux bleus étaient devenus verts.

 

 

@La rose des temps 2012

 

 

 

 

 

La larme du faucon

17 Août

 

Dans l’ombre fraîche d’une chapelle sur le toit du temple de Dendera, où ils s’arrêtent en route vers la mer Rouge, le Guide des Égarés les invite à laisser leur intuition les conduire directement jusqu’à un des lieux de ce temple. Lalila circule dans les couloirs et les escaliers, entre dans une crypte puis dans une autre, happée par des bas-reliefs saisissants, mais une force la ramène vers la salle hypostyle où l’oeil du faucon sacré l’attend.

 

Appuyée contre une colonne, elle se projette dans le bleu des fresques du plafond. Elle plonge dans cette couleur d’Égypte qui anime une série de dieux et de déesses s’avançant en pente douce vers l’oeil qui pleure. Plusieurs ont des jambes indigo comme d’autres personnages de cette salle où retentit le bruit métallique des outils que manient les  artisans grimpés sur des échafauds pour restaurer les piliers.

 

Une voix intérieure la rassure: «Nous sommes là». Elle reconnaît certains des dieux de la procession, et cette déesse à laquelle le temple est consacré, un disque solaire entre ses cornes de vache. Le dieu du mal (ou est-ce celui des morts?) avec son profil de chacal, se tient seul, mains levées vers l’oeil qui pleure comme pour le guérir de son insondable tristesse.

 

Ce que les artistes ont inscrit derrière leur oeuvre la remue profondément: elle comprend que la déesse de la justesse, la plume de la légèreté dressée sur sa tête comme une antenne, est là pour guider chacun de ses pas. Elle sait tout à coup avec certitude qu’ils sont tous là, dieux et déesses de l’Égypte ancienne, pour l’accompagner dans l’écriture d’un roman auquel elle consacre tout son temps. 

 

@La rose des temps 2012

 

Jour de mai (2)

14 Août

 

 

Une grande marée la traverse, emportant encore un peu de douleur et de plaisir. Elle va mourir, c’est donc ça. Le parfum des arbres en fleurs entre par la fenêtre ouverte. Le printemps a éclaté prématurément de sorte que les cerisiers, les pommetiers et les lilas fleurissent simultanément, répandant leurs fragrances subtiles. 

 

Maman se laisse doucement glisser vers sa fin. Elle va bientôt mourir, au bout de son souffle. Le temps passe. Le soleil couchant inonde la chambre. La Rivière des Prairies brille, serpent liquide se coulant dans Montréal en fleurs.

 

Elle se met à tousser, retombe doucement sur ses oreillers, les yeux toujours fermés: un céleste sourire illumine fugitivement son visage.

 

Le temps passe. Quelqu’un a pris sa main dans les siennes et caresse le réseau des veines violacées. Une grande marée la soulève jusqu’à la crête d’une immense vague et elle est emportée vers le large. 

 

Petits enfants, prenez garde aux flots bleus

Qui font semblant de se plaire à vos jeux

 

Il fait chaud. Il y a beaucoup de monde. Le parfum de fleurs blanches de cette nuit de mai pénètre dans la chambre. Elle vogue, portée par la grande marée et par le son des voix familières. Elle navigue dans le flux et le reflux océanique. Les voix s’estompent, quelqu’un éteint. Il fait de nouveau chaud, trop chaud. Elle se rendort d’un sommeil lourd.

 

Elle dérive dans un noir opaque quand une quinte de toux la réveille. Quelqu’un ouvre grand la fenêtre et ramène le châle autour de son cou, pose doucement une main sur sa main. L’air frais transporte les effluves du printemps et de la rivière. Une immense vague de joie la submerge alors, complètement inattendue. Une lumière liquide baigne toute la chambre. 

 

La grande marée revient, irrésistible, lui fermer les yeux. Elle n’entend plus que des murmures, mais elle sent des lèvres sur son front, une main sur son coeur. La grande marée s’approche, plus forte encore, elle glisse dans le courant, emportée vers le large.

 

©La rose des temps 2012

 

Fractale d’??meraude

3 Août

Emeraude

En faisant ses girations de derviche tourneur, Lalila est encore une fois tombée mollement sur la mousse et s’est mise à rire, étendue dans la rosée du matin. Se relevant d’un bond, elle a poursuivi son enchaînement, se concentrant pour éviter de penser à son nom de domaine en train d’être englouti dans les trous noirs du cyberespace.

 

Avant de commencer à écrire, elle a quand même vérifié sur son téléphone intelligent si le service de soutien technique avait répondu à son quatrième ticket. Il l’avait fait. Elle n’avait plus qu’à prier les dieux du Web que le technicien responsable de sa requête ait un scrupule à la laisser poireauter jusqu’à ce qu’à la fin de la période de grâce de 29 jours. Elle lui avait déjà parlé au téléphone et il lui avait paru un peu plus humain que les trois autres seuls employés de cette compagnie qui gérait pourtant neuf millions de noms de domaine à travers le monde!

 

Tout ça parce qu’elle avait supprimé son compte gmail depuis le moment où elle avait acheté son nom de domaine d’une compagnie qui avait été vendue à une autre qui se montrait maintenant très à cheval sur la vérification de son identité! Elle avait pourtant soumis un scan de son permis de conduire, mais ils avaient mis deux semaines avant de lui annoncer que le scan n’était pas assez clair. Elle en avait soumis un meilleur. Mais elle avait découvert, en surfant, que la compagnie en question avait très mauvaise réputation: ils étaient connus pour leur mesures dilatoires leur permettant ensuite de réclamer des sommes extravagantes pour que le client puisse récupérer son nom de domaine. 

 

Pour la première fois, elle avait le sentiment d’être en contact avec les forces noires de l’Internet. Elle savait bien qu’elles existaient, ces forces contraires, mais de les rencontrer de front, c’était autre chose. 

 

La veille, tandis que les énergies de la pleine lune du mois d’août commençaient à se faire sentir, elle s’était résolue à refuser leur chantage et s’était préparée à se détacher de ce site facile d’utilisation qu’elle nourrissait de poèmes, d’images et d’extraits de La rose des temps depuis plus de deux ans et auquel elle n’avait plus accès depuis que son nom de domaine était tombé dans les limbes.

 

Le choc qu’elle en avait ressenti l’avait épuisée. Elle avait fait une sieste de deux heures pendant l’orage de l’après-midi et en était sortie complètement regénérée, son champ magnétique mystérieusement réparé.

 

L’eau turquoise de la piscine caressée par un soleil éclatant qui avait chassé tous les nuages avait lavé ce qui restait d’inscriptions douloureuses en elle. Cette peur de perdre le contact remontait loin dans le temps: elle se revoyait à Mont-Laurier, petite fille, en visite chez ses grands-parents. Elle s’était réveillée en pleine nuit, avait marché dans la maison plongée dans l’obscurité, se demandant pourquoi il n’était pas là. Personne ne lui avait expliqué pourquoi il n’était plus jamais là. Elle n’avait plus revu le garçon en haut de l’échelle. Il était disparu dans des ténèbres inexplicables. Plus personne ne prononçait jamais son nom. Elle avait pourtant osé, au petit matin. Sa grand-mère avait répondu qu’il était allé camper avec son frère sur la montagne. Il existait donc toujours?

 

Maman lui avait fait des gros yeux et Lalila n’en avait plus jamais reparlé. Ce silence, ce silence qu’elle a gardé si longtemps, comme si une main la bâillonnait encore, elle le déchire mot à mot, phrase après phrase, livre après livre.   

 

Lalila lève les yeux du clavier de son portable, contemple la lumière qui ruisselle, émeraude, dans les feuillages des arbres remués par la brise et dans l’herbe reverdie par les fortes pluies de la veille. Le chat s’est installé juste à la frontière de l’ombre et de la lumière, ses pattes de sphinx étendues au soleil, son corps de lynx happé par le clair-obscur des grands  arbres, gardien de tous les secrets.    

 

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extrait de ©La rose des temps 2012 

L’ibis

16 Juil

Elle sent une présence dans son dos. C’est un ibis. Le temps de détourner le regard, le soleil a surgi, demie-sphère rose et violette à l’horizon. Elle inspire profondément, les deux pieds bien ancrés dans le sable de la mer Rouge. Un pectoral d’émeraude, de turquoise et de saphir brille à sa poitrine. Au 21e siècle, le collier atlante n’est plus que vibratoire, mais la prière de paix reste la même. Les temps changent. Elle a pressenti, il y a longtemps déjà, que les pyramides tourneraient sur leurs gonds pour révéler leurs secrets. Elle écoute la voix qui monte en elle, la transcrit en hiéroglyphes du nouveau monde, scribe intemporel. 

©La rose des temps 2012

Fractales narratives

9 Juil

Lumiere

Une brise soulève sa chevelure dans l’écran de la tablette électronique. Le parasol s’y reflète aussi, roue découpée en rayons comme ce roman en fractales narratives qu’elle est en train d’écrire. Une libellule émeraude se pose devant elle. Elle la contemple en se demandant de quel message crypté elle est peut-être chargée. 

 

Au moment où elle écrit le mot «rêve», l’ombre d’un oiseau noir traverse l’écran de sa tablette, émissaire magique des autres mondes qui coulent tranquilles, parallèles à celui-ci. Lalila se demande comment raconter une histoire se déroulant dans les quatre mondes simultanément. Autant commencer par celui-ci, fait de silence, du bruissement du vent dans les épinettes et du soleil sur le clavier tactile, car l’ombre du parasol s’est déplacée vers sa droite à mesure que le temps file. Une cigale stridule pour signaler qu’il est temps de shifter de ce monde au suivant. 

 

extrait de La rose des temps