Elle la connaissait depuis des années, la croisait souvent dans le village, toujours lumineuse, vêtue de turquoise, de bleu ou de vert, de longs vêtements flottant autour d’elle, gracieuse créature qui allait à pied, toujours en route vers le Lac Doré ou la Rivière du Nord, prête à plonger son corps dans l’eau fraîche approvisionnée par une source ou son regard bleu dans les méandres de la rivière hélas polluée, souple sirène étincelante.
Au début, elle louait des canots: son chum avait une petite entreprise de location de vélos et de canots. Ensuite, elle avait travaillé au Marché d’été, à la boulangerie, toujours radieuse, souriante et pleine de joie de vivre. Elle donnait aussi des spectacles de danse orientale, mais ça se passait toujours au moment où Lalila était retournée en ville pour l’automne.
Un jour où elles assistaient toutes les deux à une conférence donnée par un guru indien particulièrement ennuyeux à l’auberge Prema Shanti, elles avaient bavardé longuement de leurs démarches respectives.
Un été, elle avait raconté à Lalila que sa vie avait complètement changé, qu’elle avait découvert de nouvelles dimensions d’elle-même, un nouveau travail sur lequel elle était restée plutôt vague, qu’elle avait quitté son chum et vivait maintenant dans une petite maison de cèdre au pied du mont Condor.
C’est son ostéopathe qui lui avait appris en quoi consistait le nouveau travail de la belle sirène: elle avait développé des dons médiumniques, suivi une formation en harmonisation des énergies auprès d’une femme très âgée et prodiguait maintenant des soins à une clientèle triée sur le volet. Elles avaient fait un échange de traitements et l’ostéopathe avait trouvé que la sirène était particulièrement douée.
Après l’avoir croisée à quelques reprises au cours de l’été, c’est vers la mi-août que Lalila se décide à prendre rendez-vous pour une harmonisation des chakras et un rebalancement énergétique.
On annonçait de la pluie ce jour-là, mais finalement le temps s’est mis au beau au moment où Lalila se met en route vers le mont Condor. La petite maison de la sirène est nichée tout en haut d’une rue qui se transforme en un chemin privé s’enfonçant dans la forêt.
La sirène l’accueille avec chaleur et l’invite à prendre place à une petite table ronde dans une pièce lambrissée de bois patiné et d’immenses miroirs, lui sert une tisane calmante à l’avoine et entreprend de lui raconter ce qu’elle a perçu à distance tout en lui posant de nombreuses questions pour confirmer ses intuitions.
Lalila se sent tout de suite en confiance et la conversation met bientôt à jour ce qui a besoin d’être recentré dans son énergie: un excès de yang vers l’avant la rend débordante d’enthousiasme, mais elle risque de s’épuiser si elle n’apprend pas à se reposer et à se réfugier dans le cocon yin du silence et de la réflexion.
Ça lui paraît tellement juste qu’elle est ravie de s’asseoir sur une chaise au milieu de la pièce, ses pieds déposés sur un banc, tandis que la sirène trace des cercles élégants dans l’air autour d’elle, avec des micro mouvements des mains, rebalançant ses corps énergétiques. Au moment où elle passe derrière elle, Lalila sursaute de peur. La sirène revient aussitôt dans son champ de vision, redessine les contours de sa bulle en lui expliquant qu’elle s’apprête à reculer son énergie vers l’arrière pour qu’elle se trouve bien au centre. La sentant rassurée, elle s’aventure de nouveau derrière Lalila qui sent cette fois une sorte de ballon bleu se déployer dans son dos. Elle comprend tout à coup la douleur au dos qui l’a taraudée la veille alors qu’elle nageait dans la piscine: le traitement était déjà commencé, comme ça arrive souvent dans les soins énergétiques.
La sirène l’invite ensuite à s’étendre sur une table de massage. Elle la recouvre d’un léger drap de flanelle blanche et entreprend de réénergiser et de balancer ses centres d’énergie. Lalila s’enfonce dans un bien-être physique parcouru d’images fluides, géométriques et sent des gouttes de couleur s’échapper des mains dansantes qui tracent des trajets cabalistiques au-dessus d’e
lle tandis qu’elle somnole, les paupières à moitié closes.
En redescendant de la montagne, sur le chemin qui mène au lac, dans la lumière dorée du soleil couchant, Lalila s’arrête tout à coup, interdite. Sur le bord du fossé menant à un ruisseau, un chevreuil et ses deux faons se tiennent à l’attention, curieux. Lalila s’avance doucement vers eux, émue de tant de grâce et de douceur. Ils se laissent approcher puis, à l’arrivée d’une voiture, s’enfuient d’un bond dans la forêt enchantée. C’est seulement à ce moment-là, qu’elle se rappelle le regard de la sirène au moment où elles se sont dit au revoir: ses yeux bleus étaient devenus verts.
@La rose des temps 2012
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